Lettre à Cyclamen

Publié le

Emmanuel-Yves Monin,

Paris  2 Juin 2011

 

 

 

Chère Cyclamen,

 

Je viens de relire vos Chroniques d'Ibiza ! Avec joie et tristesse ! Joie parce que vous relatez fort bien les merveilles de cette île… et tristesse,  puisque, comme le notez aussi avec détails concrets, la Décadence a presque tout détruit de notre existence enchanteresse d'alors sur « l’île magique », comme la nommaient les Hippies !

Et que de mensonges maintenant de ceux qui y sont arrivés dans les années 1990 pour y faire du business en jouant les Hippies aux Hippy Mercados  des Dahlias et d'Es Cana… Je le vois dans les interviews et les films de la télévision et d’autres organismes !

 

 

Les années 70 :

 

On sera d'accord sur le fait qu'il ne reste plus guère de Hippies de la "grande époque" à Ibiza !

Notons tout de suite qu'avant leur installation vers 1970, il y avait une large Communauté « jet set », avec des artistes célèbres alors  ou depuis. Ces deux communautés ne se mélangèrent pas ; eux à Ibiza, les autres à Santa Eulalia-San Carlos. Le Lord que nous avons tous deux rencontré  à Paris, Lord Sydney Ling, qui était, à 9 ans, le manager le plus jeune du monde (Guiness des records) nous l’a bien raconté (voir son Site).

J’ajouterai, pour la « petite histoire », que A. m’en  a parlé aussi, lui qui, avec un de ses amis français producteur de cinéma, s’était déguisé avec un chapeau melon trouvé dans une poubelle et un cache-sexe de joueur de baseball (ils pensent même que Kubrick a du les voir ainsi et se serait inspiré d’eux pour son Orange Mécanique !).

 

Tiens, je vais donc écrire en synthèse ce que nous y avons vécu… Document à valeur historique, comme vos Chroniques !

Cette période « hippie »  battit son plein réellement de 1972 environ à 1985… Les Hippies étaient tous habillés de manière amusante… Hautement colorés… Sauf la femme qui faisait sans doute un trip spirituel et qui, habillée d’un sac de jute, ne parlait à personne. Contraste avec les nombreuses femmes d’Ibiza encore en longues jupes noires, fichus sur la tête (comme, maintenant, uniquement sur les cartes postales); la dernière : Ibiza,  2002, près du port d’Ibiza.

On ne circulait, le plus souvent, qu’à pied, tous… puis en mobylette (à partir de 75) et avec un panier de paille à longues anses ! Prenant le car pour Ibiza de temps en temps, dans lequel les écoliers chantaient à tue-tête des chansons espagnoles…

Les voitures étaient rares; une seule s'occupait des "hippies", les prenant en stop entre San Carlos et Santa Eulalia ; conduite par un Peintre célèbre (encore aujourd'hui, qui a fondé une ONG à lui tout seul au Cambodge, pour les enfants).

 

 

Nos haut-lieux :

 

Santa Eulalia avec le Kiosko, rassemblement du matin jusqu’a 13 heures (une carte postale l'atteste !).

Franck's Bar à Santa Eulalia.

Anita's Bar à San Carlos.

Vinrent ensuite les cafés suivants :

Le Sandy’s bar (Sandy est mort l’an dernier).

Le Owl and Pussy Cat de Ramon ; fêtes déguisées avec beaucoup d’Anglais et quelques français, un coiffeur anglais ( ?) qui ne parlait qu’en chantant ; des danseuses, des peintres, des écrivains !

 

Le Black Cat (musique le soir): lieu ayant amené la construction, disait-on, de la Chapelle en haut de la colline de Santa Eulalia pour exorciser l'île.

 

L’hôtel  des Hippies : la Pila Rica (place de Santa Eulalia); sans chauffage… La fille de l'ex propriétaire habite aujourd’hui au-dessus de l'immeuble qui le remplaça. On se chauffait avec des bougies !

Notons qu’une famille hippy venue de France a même planté, sans problèmes, sa grande tente à Santa Eulalia, devant la plage, là où tous les Cafés restaurants se trouvent aujourd’hui !

 

La Finca de Patricia : sur la route de Jesus, à la sortie de Santa Eulalia : on y venait l’après midi de tous les coins … et on y restait la nuit ; comme dans beaucoup d’autres « maisons ouvertes », vu l’absence de transports.

Pas de drogues en 72 (d’ailleurs, il en fut de même à Katmandu jusqu’en 71 ; sinon un peu de hachisch pour quelques-uns ; mais pas généralisé ; même à Freak street !). Je n’en ai jamais vu circuler  à Ibiza avant … 90 ? (date incertaine) ; mais en  1997, partout, avec des fêtes spécialisées, des crises de démence aussi ; le clivage hargneux sur la plage de Beniras entre les Hippies Peace and Love, et danses, et nudité (voir le film Youtube Beniras naked Freaks de 1997)… et les Fumeurs ; et les interventions de police ; et la fin de la  Fête des Tambours… et les touristes piqueniquant passivement devant la mise en scène  des tambourineurs, le dimanche… Vous en avez parlé et les films sur Youtube, sont eux aussi… « parlants », surtout par contraste avec le premier cité plus haut  !

 

La « grande » sortie était la Lecture de textes soufis, le Mercredi soir, le lieu de rencontre changeant régulièrement ; dattes  à partager sur la table chaque fois ! ; le cinéma (superbe !) de Santa Eulalia aussi, même si les bobines furent interverties une fois et que personne ne compris rien au film ! Mais l’essentiel était dans les rencontres de tous !

 

El Centro : école « parallèle » fondée en 1978 à Santa Eulalia

 par un riche Américain, Bruce, sa femme à la tête de fabrication de crayons (une  fabrique de Toiles aujourd’hui…). Suite à  l'arrivée de quelques français férus d'ésotérisme, de parents allemands voulant autre chose que l’ école pour étrangers, surtout anglais, dans une ferme (Mary’s School à San Carlos) et du désir de ce Fondateur d’une alternative pour ses enfants… qui n’y vinrent jamais !

 

El Centro, l'école "ésotérique"...

Centro

 

Le Corrales, bar, était le lieu préféré des enfants de Hippies…

 

Can Tiruit : créé par un français, Ph., faisant venir par la suite des Tibétains pour méditations et pour cours de dessins de Tangkha.

 

Les Orange people (disciples de Rashnesh, vinrent vers les années 78… Ils avaient une finca vers San Lorenzo ; établis ensuite un peu partout vers San Juan. Beaucoup de Hollandais, d'Anglais parmi eux. Dits « butanos »par les ibicencos moqueurs, à cause de leurs vêtements de la couleur des bouteilles de butane !

 

Aqua blanca : plage où les Hippies gagnèrent le droit de se baigner nus (suite à leur nettoyage de la plage, après une tempête  terrible (Novembre ?) où arbres, frigidaires, tables, avaient été déversées par le Rio sur la plage. En remerciements des habitants. Je crois que vous en avez parlé dans vos Chroniques.

 

Vedra  et ses « légendes urbaines » : soucoupes volantes,  pas de fond, île d’Ulysse et les Sirènes… Les morts après séjour sur elle, à l’image du Padre Palau… Il est vrai qu’à « l ‘époque » le lieu était « spécial »… et certaines personnes étaient prises de vomissements simplement en l’apercevant. Pas d’habitations ; peu de gens « osaient » se rendre devant … et encore moins grimper dessus ! Sa visite se généralisa quelque peu vers 2000, via le canoë de P., qui se disait le protecteur de l’île.

 

Formentera et ses légendes urbaines : les sorcières. Il est vrai que l’île était impressionnante par son silence, son vent et les rares habitants ; quelques femmes hippies y jouaient vraiment les Sorcières ; on atteignit l’ile en barque (mal de mer assuré !)… En 1961, un « vrai » hippy américain, H. y vivait, se nourrissant du lait de sa chèvre… Il avait essayé d’introduire auparavant, en France, la mode du LSD, alors en vente libre, dans les milieux « bobos » de l’époque  ! En vain apparemment.

 

 

Les Hippies « authentiques » :

 

Tous les gens, alors, ne « jouaient » pas au Hippy ; ils l’étaient ! Dès le passage de Barcelone (après longue queue en ville pour les billets) à Ibiza par Trasmediteranea sur des bateaux où l’on pouvait se réunir (pas comme ceux de maintenant !) pour chanter… Sincèrement, vivant de manière simple et joyeuse, transformant des bergeries abandonnées, squattant des fincas en ruine (route de San Carlos à la mer), louant pour quelques centaines de pesetas (500 par mois) des fincas sans eau, sans électricité, perdues dans le campo : un exemple encore existant, les autres étant devenues de belles fincas réhabilités : chez C., sur la vieille route de Santa Eulalia à Ibiza.

Très peu de choses dans les rares magasins… par rapport aux villes européennes ; on ne trouvait même pas de brosse à dent ou de dentifrice !

 

Les Ibicencos étaient très agréables avec « nous » : musique de flamenco le soir au Marsol de Santa Eulalia (un Hôtel pour Hippies, mais vers 8O sans doute) avec la sœur d’une actrice française super connue ! Intéressés par le phénomène, posant des questions… Nous accueillant et offrant à manger aussi bien chez eux (San Carols) qu’à la fin des processions (Es Cubells).

Il est vrai que les premiers contacts furent « particuliers », bien que toujours chaleureux ! La nudité sur les plages fut leur premier étonnement ! Ils trouvaient cela indécent, en « bons chrétiens »… mais allaient systématiquement nous y regarder ! Une amusante réflexion  de l’un des Hippies à un de ces voyeurs, puis généralisée ;  « Si Dieu avait voulu nous interdire la nudité, il nous aurait fait naître avec un maillot de bain » ; ils étaient chaque fois interloqués !

 

 

La fin de cette période authentique correspond avec :

 

La destruction du Kiosko,le café au centre de Santa Eulalia (petit Bureau Tourisme maintenant)… En dépit des manifestations ! Il était trop célèbre et faisait de l’ombre à certains autres dont les propriétaires avaient  des relations…

 

Le départ d'Anita du café de San Carlos, fief des hippies et des musiciens (le batteur des Doors, disait-on de celui qui jouait du tambour sur le mur d'en face. Anita était la Mère de ce nouveau Compagnonnage ! S’occupant de chacun (nourriture, conseils, abri). Elle vit encore…

 

La fin des chiens errants(dangereux); refuges créés par Z., égyptienne, puis par d’autres (une Hollandaise entre autres)…

 

La hausse des prix (le car de 20 à 50 pesetas en un jour, me semble-t-il). Les charges des appartements, plus tard, obligèrent beaucoup d’Anglais à quitte l’Ile ; on parle de cycles réguliers de 5 ans pour les dates de changements profonds, de départs ou de retour sur l’île. Contrôlé parfois comme exact !

 

Les conflits entre les Néo hippies (début du New age et drogues), artisans et commerçants et les anciens Hippies.

 

Création du  hippy market d’Es Cana contre lequel une certaine hippy française (A. ) s'éleva, le mercantilisme étant  évident et plus du tout dans « l’esprit » hippy !  Ce n’était qu’achat de produits en hiver en Inde (puis, pus tard,  à Bali) pour vacances au chaud et revente à Ibiza au retour des touristes ! L’artisanat réel (cuir, bois) ne dura que très peu d’années…

 

Le dernier (et premier !) vrai Namaste des Dahlias, très « polyamour » et convivial… et gratuit ! faisant suite à quelques fêtes très réussies,  Fashion Shows et Anniversaire de Presley. Ensuite : entrée payante (de plus en plus chère),  les Hippies et New agers s'en vont, ou boycottent le lieu, puis  tentent d'ouvrir un autre centre, sur la route de San Juan, en vain.

Puis techno et public uniquement touristes et majoritairement bobos étrangers.


Las-Dalias-1las-Dalias

 

 

 

Autres faits marquants de la transition entre Hippies et Touristes jouant aux Hippies:

 

La construction d'un (puis deux et trois) restaurants sur la plage de Beniras.

A la "grande époque”, un camino la reliait à la station d'essence actuelle avant San Juan; les week ends, les Ibicencos venaient manger du poisson dans un baraquement de tôles édifiés sur la plage . Les Hippies allaient rituellement dans la grotte, sur la droite, qui est à l'image d'une vulve, rose,  (avec clitoris) et dans laquelle on est à moitié immergé.

Les Hippies connurent ce lieu à partir d’une vieille carte postale sans nom ;  P. reconnut l’avoir vu dans une bande dessinée de Pilote (qui en donnait le nom !) ; la nouvelle circula vite dans la petite « communauté ».

 

Notons qu’il n’y eut jamais de Communauté au sens hippy du terme sur l’île, chacun déclarant avoir fui les groupes de la civilisation et répétant que l’Ile était Cancer (Scorpion ascendant) et donc, à cette image, un Nid refuge !

 

Les Grottes étaient également des refuges individuels :

Une à Santa Eulalia, chemin de la Chapelle ; peu fréquentée.  Lieu urbanisé aujourd’hui.

Grotte devant Vedra : avec matelas, sachets de thé, livres, Livre d’Or fort intéressant, mais qui a été volé un jour… La Grotte a été nettoyée par les Services officiels, toute la finca où elle se trouve a été achetée et est privée d’accès,  mais les barrières ont été détruites… Les touristes y affluent !

Grotte d’Atlantis (et sa légende urbaine !) avec un beau dessin de Bouddha fait par un Japonais. Assez difficile d’accès ! Mais il y avait souvent un « ermite » ou un couple qui y séjournait. Depuis, les Guides en parlant : dégradations, tags, etc.

La Grotte de Tanit (San Vicente) Il nous fallut plusieurs années de recherche pour la trouver ; les habitants disaient que c’était un lieu « païen », qu’il ne fallait donc pas y aller… et refusaient de nous indiquer le sentier (qui passait par une maison). Vers 78, tous les Hippies y allaient régulièrement en méditation… et l’on trouva même sur la pierre-autel un document d’une personne qui avait souhaitée, morte, d’y voir figurer son nom. Des bougies allumées très souvent lorsque l’on y arrivait. La Grotte fut barricadée de lourdes portes, mais le cadenas fut vite cassé. De plus, on pouvait y pénétrer par une fissure du plafond, après une légère acrobatie !

Lieu touristique aujourd’hui… et l’intérieur dénaturé  (escaliers, pseudo autel, lampes, système d’alarme, musique classique diffusée ! ! !).

 

L'arrivée des touristes à San Carlos, quelques années après  le départ d'Anita du célèbre Anita's Bar (et la délicieuse  "légende urbaine" qui motiva son départ !) en a fait un lieu sans intérêt, sauf très tôt le matin et hors des afflux de visiteurs.

 

San Juan devient  célèbre vers  90 : le fief de quelques Hippies et surtout de nouveaux "hippies" (plastic hippies était le terme, ou, ensuite, new agers. Une boutique très orientée ainsi et… orientale ; avec Restaurant au début). Vous n’y passerez pas inaperçu, les adeptes de ce lieu  (de ragots) s’y ennuyant beaucoup !

 

 Love-!

 

Conclusion ?

 

Notons qu'en 1972, il n'y avait, en fait de Hippies, à San Carlos et Santa Eulalia,  que quelques français (moins d’une dizaine et un couple d'espagnol. En 75, beaucoup plus…). Les habitants interdirent  longtemps à leurs enfants les contacts avec les peluts (les chevelus); et même, lorsque fut ouvert la Casita verde, en 1996  (lieu écologique encore en activité) avec les "étrangers" différents !

Celui qui se nomme le dernier Hippy espagnol (en riant sur son âge et son absence de dents)… est toujours sur l'île; le bruit a longtemps circulé de son appartenance à la police chargée de savoir ce que faisaient les Hippies. Rencontré dans tous les rassemblements.

Un homme qui, bien que venu plus tard, a bien conservé la mentalité hippy, et par son physique, ses vêtements, son mode de vie, sa convivialité, sa connaissance de « tout le monde », est celui dont j’ai parlé  dans mon livre et sur son site (Bâtisseurs d’ Utopies) : le descendant de ce David Thoreau par qui tout le mouvement transcendentaliste, puis hippy américain… a commencé !

 

La plupart de ces Hippies sont soit décédés (drogues !), soit très âgés maintenant et repartis dans leur famille ou en maison de retraite aux USA ou en Angleterre ; exemples : un des acteurs de More que l’on croisait régulièrement,   P. qui vivait au Cruz del Sur jusqu'à ces dernières années, de H. et L., de S la hollandaise, de N. et F., les deux françaises de l'école alternative El Centro de Santa Eulalia, en Bretagne.

D’autres vivent dans des villes où elles ont de métiers en rapport avec la "flower power" : professeurs de danse, artisans, peintres, musiciens, par exemple. Certains des  enfants de Hippies  « d’origine » sont dans des villes de l’Europe (l'un d'eux fort célèbre).

 

Ne restent sur place, de cette époque, me semble, que  N. , la  cartomancienne dont la finca était perdue dans le campo, quatre peintres célèbres (deux revenus d’Angleterre après longue absence ; la compagne de certains ; un français qui avait fui le service miliaire ; son amie espagnole. Un vendeur dans les marchés « aux puces » (Rastros)… Z. dans sa villa de luxe : en « retraite » méditative… Tous passent relativement inaperçus aujourd’hui, ne voulant pas se mêler à ceux qui se déguisent pour faire de l’argent sur le dos de touristes avides d’images de Hippies… Des nostalgiques, cela se comprend, de ne pas avoir vécu cet Ibiza du passé !

Et puis, il y a encore vous et moi, Cyclamen ! Non ?

Je me suis même retrouvé en photo sur un Guide, assis devant Anita’s bar, avec la légende : « Un Hippy qui a réussi… »  !

 


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